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Barabbas
« Tu es libre »

Procès de Jésus devant Pilate, le gouverneur romain. Ce dernier, pressé par la foule, condamne Jésus et libère Barabbas, un prisonnier en attente de condamnation.

A chaque fête, [Pilate] relâchait un prisonnier, celui que le peuple réclamait. Il y avait en prison le dénommé Barabbas avec ses complices, pour un meurtre qu’ils avaient commis lors d’une émeute. La foule se mit à demander à grands cris ce qu’il avait l’habitude de leur accorder.

Pilate leur répondit: « Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs? » En effet, il savait que c’était par jalousie que les chefs des prêtres avaient fait arrêter Jésus. Cependant, les chefs des prêtres excitèrent la foule afin que Pilate leur relâche plutôt Barabbas.

Pilate reprit la parole et leur dit: « Que voulez-vous donc que je fasse de celui que vous appelez le roi des Juifs? »

Ils crièrent de nouveau: « Crucifie-le! »

« Quel mal a-t-il fait? » leur dit Pilate.

Ils crièrent encore plus fort: « Crucifie-le! »

Voulant satisfaire la foule, Pilate leur relâcha Barabbas et, après avoir fait fouetter Jésus, il le livra à la crucifixion.

Marc 15, 6 à 15

* * *

Dans une taverne de Jérusalem.

C’est pas aujourd’hui qu’ils auront ma peau, ces chiens.

Il crache par terre.

Siméon, mon vieux Siméon, toi pis moi, ça fait quoi? 20 ans qu’on se connaît? 20 ans qu’on lutte ensemble pour l’indépendance de la Palestine, qu’on se bat contre ces chiens de Romains, qu’on doit vivre cachés, en fuite, toujours en danger.

Ben cette fois, j’ai cru que j’y passais. Que les Romains allaient me faire crever comme un chien. Que nos rêves et nos espoirs s’envolaient d’un coup... et que tout était terminé.

Il frappe sur la table.

Du vin, aubergiste! Oui, amène-nous ce que tu as de meilleur. Déjà que c’est pas terrible, on va remplacer la qualité par la quantité...

Il lève son verre.

Allez, Siméon, buvons! Buvons à la vie! Buvons à YHWH, au Dieu d’Israël, puisqu’il semble qu’Il ne nous a pas complètement abandonnés...

Il boit et s’essuie la bouche d’un revers de la main.

Siméon, ce vin-là... Même si c’est l’infâme vin d’épicerie de l’Auberge de Siloé...

Il fait tourner la coupe devant lui pour humer le vin.

Ce vin, Siméon... Ce vin, pour moi, il a le parfum de la liberté, il goûte la vie.

Mais laisse-moi commencer par le commencement...

Tu te souviens qu’on avait prévu d’exciter le peuple à la révolte. Il y a quelque temps, quand Pilate, le gouverneur romain, a dû s’absenter de Jérusalem, pour aller à Césarée, rencontrer le roi Hérode. On s’est dit que c’était l’occasion idéale pour faire descendre le monde dans la rue; et si il y en avait assez, on ne savait pas ce que ça pourrait donner...

Si tout le monde venait créer du grabuge à Jérusalem. Si quelques-uns avaient des armes et étaient prêts au combat. Si ils pouvaient entraîner les autres dans une rébellion de tout le peuple. Si les légionnaire, pour une fois, étaient un peu moins bien organisés, parce que Pilate n’était pas là pour leur donner des ordres...

Bref, il y avait un coup à tenter.

Tu te souviens, les choses n’avaient pas trop mal commencé. Dès le matin, il y avait du monde, pas mal de monde. Avec le temps qui passait, les gens criaient de plus en plus fort. On sentait que l’excitation gagnait la foule. Et surtout, on commençait à voir du monde ben normal nous rejoindre: des artisans, des marchands, des ouvriers agricoles. Bref, le monde qui, normalement, reste tranquille et qui ne se mêle pas de ces affaires-là.

Ceux qui ont peur, quoi!

Si on se met tous ensemble, rien ni personne, à commencer par les Romains, ne pourra nous résister.

Ceux qui ne réalisent pas que, si on se met tous ensemble, rien ni personne, à commencer par les Romains, ne pourra nous résister.

En tout cas, on était peut-être en train de vivre enfin ce moment historique où le peuple juif allait chasser les Romains, et où nous allions retrouver notre indépendance, notre dignité, notre fierté de peuple élu, choisi par Dieu.

Mais il manquait encore cette étincelle, celle qui met le feu aux poudres, celle qui transforme une foule excitée en un raz-de-marée, en une armée, en une troupe de guerriers que rien ni personne ne peut arrêter! Il fallait qu’il se produise quelque chose; ce truc décisif qui allait faire de cette journée, celle de la libération. Pas juste une autre tentative qui n’apporte aucun résultat et se termine dans un bain de sang et une humiliation encore plus grande de notre peuple.

Bon, tout ça, tu es au courant, Siméon, tu étais là, toi aussi. Tu la sentais vibrer, cette foule. Tu les sentais aussi, les hésitations des légionnaires. Tu voyais bien qu’on avait notre chance, cette fois, de dépasser une autre révolte matée dans le sang.

Pis on est arrivé à la Via Imperator, on a passé devant quelques gardes du prétoire. Tu sais, ceux qui sont sous les ordres du centurion Lucius, le grand cave avec son sourire niaiseux. Ben là, je me suis dit que c’était notre chance, qu’il ne fallait pas la manquer, que YHWH avait préparé une opportunité qu’il me fallait saisir.

Il boit un coup en faisant santé.

C’était l’occasion d’allumer l’étincelle qui allait mettre le feu aux poudres. C’était l’occasion de montrer à tous que les Romains ne sont pas invincibles.

J’ai sorti mon poignard et je me suis jeté sur un des légionnaires. Il ne s’y attendait pas vraiment parce que ces chiens ont tellement l’habitude qu’on ait peur d’eux... J’ai enfoncé mon couteau dans sa gorge, juste au-dessus de la cuirasse. Le sang a pissé, il s’est retrouvé à terre et pour une rare fois, c’est un Romain qui a crevé et non un Juif.

J’ai fait ça sans vraiment réfléchir, juste parce que je sentais qu’il fallait cette foutue étincelle...

Sauf que, je venais de tuer un légionnaire.

Sauf que, au lieu de provoquer une insurrection armée dans la foule, tout le monde s’est reculé, horrifié de ce que je venais de faire.

Sauf que... tout ça a très mal tourné pour moi.

Je me suis fait immédiatement capturer par les autres légionnaires de la troupe. Et Lucius, avec son sourire niaiseux, m’a jeté dans un cachot de la forteresse Antonia en me criant aux oreilles: « Tu sais ce qui t’attend, sale Juif... »

Il boit encore un peu de vin.

Et là, Siméon, je me suis retrouvé dans le noir, enfermé dans une cellule puante, avec un peu de pain moisi et une cruche d’eau tiède. Sachant que la prochaine fois que cette porte allait s’ouvrir, c’était pour me conduire à la croix. Ça ne faisait aucun doute tuer un légionnaire allait me faire condamner à la crucifixion.

Une agonie durant laquelle le légionnaire qui te brise les jambes à coups de marteau est vu comme un bienfaiteur qui a pitié de toi

À ce supplice inhumain où tu te retrouves pendu, cloué au bois par tes poignets et tes chevilles. Où tu t’étouffes par manque d’air. Où le seul moyen de respirer un peu est de te redresser pour dégager tes poumons... en t’appuyant sur tes bras et tes jambes, déchirant encore un peu plus les plaies béantes des clous dans tes poignets et dans tes pieds.

Une douleur inouïe qui ne sert qu’à prolonger ta souffrance. Une mort qui peut durer des heures et même des jours. Une agonie durant laquelle le légionnaire qui te brise les jambes à coups de marteau est vu comme un bienfaiteur qui a pitié de toi, qui raccourcit tes souffrances en te laissant t’asphyxier en quelques instants...

Il boit encore une gorgée, lentement.

* * *

Et puis, j’ai repensé à mon geste... Tu vois, Siméon, dans ces moments-là, on a le temps pour réfléchir; il y a une sorte de lucidité qui s’empare de nous.

Comment avais-je pu être aussi naïf? Comment avais-je pu croire que poser ce geste allait transformer une foule passive en insurrection armée? La plupart n’avaient pas d’armes; personne n’avait le moindre entraînement militaire. C’étaient des commerçants, des membres du petit peuple qui étaient venus voir quelle était la cause du grabuge.

Bien sûr qu’ils n’aiment pas les Romains; mais ce n’est pas la troupe d’élite qu’il nous faut pour lutter contre les puissantes légions de Rome. Pas étonnant que mon geste ait provoqué la peur en eux.

C’était une pure folie de ma part. Et maintenant, c’est à moi, et à moi seul de faire face aux conséquences.

À la crucifixion...

Puis j’ai aussi pensé à ce légionnaire.

Il incarnait tout ce que nous haïssons. Les Romains, ces envahisseurs qui nous ont dépouillés de la terre que nous a donnée YHWH, notre Dieu. Leur puissance militaire qui révèle de façon cruelle notre faiblesse et notre manque d’organisation . Leur arrogance enfin, eux qui ont souillé notre temple, méprisent notre culture, notre histoire et notre Dieu.

Oui, il avait payé de son sang à cause de l’uniforme qu’il portait. Mais j’ai réalisé que c’était d’abord un homme que j’avais tué, il était jeune encore, peut-être que Jérusalem était sa première mission dans la légion.

Peut-être qu’il s’était engagé comme un idéaliste écervelé qui voulait servir son pays et devenir une sorte de héros national. Peut-être qu’il avait simplement besoin d’argent. Et il avait pensé bien naïvement que la carrière de soldat allait lui assurer le logis et la bouffe pendant son service et une retraite de vétéran confortable. Peut-être même qu’il avait décidé de s’engager parce qu’il avait vu là une opportunité d’obtenir plus facilement la citoyenneté romaine.

Dans tous les cas, il était mort. Et c’était moi, Barabbas qui l’avais tué...

Avait-il une femme qui attendait impatiemment des nouvelles de son amoureux? Et qui, au lieu de recevoir une lettre signée de sa main, allait apprendre qu’elle était désormais veuve? Des enfants, qui allaient devoir grandir sans père?

J’avais tué un légionnaire. J’avais répandu le sang d’un homme, un semblable. J’avais brisé la vie de sa femme, peut-être, et celle de ses enfants, s’il en avait. Mon geste n’était pas seulement stupide; il était aussi cruel, injuste envers cet homme.

Et j’allais devoir en payer le prix: la crucifixion...

La punition méritée par le crime que j’avais commis. Mais vois-tu Siméon, le pire dans tout cela, la question qui m’a hanté durant ces heures, ces jours passés seul dans le noir; celle qui ne voulait pas partir, c’était la question de Dieu.

Où est-il, YHWH, le Dieu d’Israël?

Nos maîtres religieux nous rebattent les oreilles de ses grandes œuvres, des actions puissantes qu’il a faites en notre faveur dans l’histoire en délivrant Israël d’Égypte et en nous ramenant de l’exil de Babylone.

Mais où est-il, aujourd’hui, ce Dieu puissant et agissant?

On ne trouve plus en Israël que des leaders religieux corrompus qui ne cherchent que leur intérêt personnel; qui sont prêts à s’acoquiner avec les Romains pour un peu de prestige ou quelques pièces d’or.

Si Dieu existe, Il devrait être ici, présent à Jérusalem. Il devrait être en train de souffrir avec nous l’oppression injuste dont nous sommes victimes à chaque jour.

Ou alors de ces fanatiques qui cherchent à se faire passer pour le messie; un sauveur qui prétend nous délivrer des Romains, mais finit en général par conduire ses partisans à la mort aux mains des légions romaines.

Il frappe un grand coup la table

Si Dieu existe, Il devrait être ici, présent à Jérusalem. Il devrait être en train de souffrir avec nous l’oppression injuste dont nous sommes victimes à chaque jour. Il devrait agir en notre faveur pour nous délivrer de l’oppression romaine. Mieux, Il devrait agir de manière décisive contre le mal qui pourrit notre monde!

Au lieu de cela... Ce sang que j’ai répandu va me conduire à la croix, et ce sera la fin... une fin cruelle, la fin de ma vie et la fin de mes rêves... de mes illusions...

Je ne sais pas combien de temps je suis resté comme ça dans le noir.

* * *

Et puis, soudain, du bruit derrière la porte.

Ça y est, c’est le temps... Le temps de payer pour mon crime. Le temps de faire face à la souffrance et à la mort.

La porte s’ouvre en grinçant.

Je suis aveuglé par la lumière des torches que portent les gardes. C’est Lucius qui les conduit.

Il ne dit rien, il détache mes chaînes.

J’ai du mal à me relever. Je masse mes poignets douloureux et je réalise que la douleur qui m’attend est autrement pire.

Lucius a perdu son sourire niaiseux. Il y a quelque chose de bizarre dans la manière dont il me regarde. Après un temps de silence, il se décide enfin à parler. J’attends qu’il m’annonce mon verdict.

Au lieu de cela, il me dit: « Fous le camp. Tu es libre! »

Si c’est une blague, elle est très mauvaise...

Mais Lucius insiste: « Tu as entendu? Fous le camp, tu es libre. Jésus de Nazareth, celui qu’on appelle le Christ, a pris ta place. C’est lui qui est en train de crever sur une croix. Alors maintenant, disparais! »

Les gardes me rendent mon manteau, mes sandales et même ma bourse... Et je me retrouve quelques instants plus tard hors de prison. Ébloui par la lumière du soir, la chaleur du soleil réchauffe ma peau.

Je suis en vie... Je suis libre...

Siméon, je ne comprends rien à cette histoire.

Ce Jésus, le peuple ne le considérait-il pas comme le messie? Certains ne disaient-ils pas même qu’il est le fils de Dieu? Tout le monde est d’accord pour dire que c’est un juste et qu’il n’a commis aucun crime qui mérite la crucifixion.

Alors comment a-t-il pu se laisser condamner sans réagir? Et s’il est le fils de Dieu, pourquoi a-t-il souffert l’agonie de la crucifixion au lieu de descendre de la croix et de foudroyer ceux qui l’exécutaient?

Il s’arrête, longuement. Il respire l’odeur du vin.

Siméon...

Ce vin, pour moi, il a le parfum de la liberté, il goûte la vie.

Maintenant, j’y vois en même temps la couleur du sang de ce Jésus, lui qui n’avait commis aucun crime... mais qui a accepté crever comme un chien sur une croix romaine pour sauver ma peau. Lui dont la vie valait 10 fois, 100 fois plus que la mienne.