Il est jeune, il est riche, il est puissant... il semble qu’il a tout pour lui et pourtant, il lui manque encore une chose.
Comme Jésus se mettait en chemin, un homme accourut et se jeta à genoux devant lui: « Bon maître, lui demanda-t-il, que dois-je faire pour hériter de la vie éternelle? »
Jésus lui dit: « Pourquoi m’appelles-tu bon? Personne n’est bon, si ce n’est Dieu seul. Tu connais les commandements: Tu ne commettras pas d’adultère; tu ne commettras pas de meurtre; tu ne commettras pas de vol; tu ne porteras pas de faux témoignage; tu ne feras de tort à personne; honore ton père et ta mère. »
Il lui répondit: « Maître, j’ai respecté tous ces commandements dès ma jeunesse. »
L’ayant regardé, Jésus l’aima, et il lui dit: « Il te manque une chose: va vendre tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi. »
Mais l’homme s’assombrit à cette parole et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
Marc 10, 17-22
En vain.
Ce fardeau est devenu écrasant; ce secret me ronge. Et aujourd’hui, il est temps pour moi de parler.
Vous accepterez, j’espère, qu’un vieil homme vous raconte sa vie... ou plutôt, que je vous raconte ces quelques instants où ma destinée a basculé.
Mais avant de vous parler de moi, il me faut dire quelques mots sur mon peuple, sur ma nation, sur ma terre, eretz Israël.
Cette terre que Dieu a promise à notre ancêtre Abraham. Cette terre en vue de laquelle il nous a délivré d’Égypte par sa main puissante. Cette terre pour laquelle il nous a préparé en nous donnant la loi de Moïse.
Cette terre qu’Il nous a permis de conquérir sous Josué. Cette terre qui a vu les exploits de David et les merveilles de Salomon.
Cette terre que nous avons polluée en nous détournant du Dieu vivant, pour adorer des idoles. Cette terre d’où Dieu, dans sa justice, nous a chassé pour nous exiler à Babylone. Cette terre où Dieu, dans sa grâce, nous a ramené 70 ans plus tard.
Cette terre, qui n’est plus aujourd’hui que la Palestine, une petite province du tout puissant empire romain gouvernée par un procurateur païen pour qui le Dieu d’Israël n’est qu’une source de trouble.
Cette terre, dont Dieu n’a jamais paru aussi éloigné qu’aujourd’hui.
Il n’appartenait à aucune des grandes écoles de Jérusalem, mais il enseignait avec une autorité que n’ont pas nos responsables religieux.
Et surtout, il accomplissait des prodiges extraordinaires: les aveugles recouvraient la vue, les boiteux marchaient, les lépreux étaient purifiés, les sourds entendaient, des morts, même, ont ressuscité.
Les foules le suivaient, le prenant pour un prophète.
Il se murmurait même qu’il pourrait être... le messie!
J’ai eu l’occasion moi aussi de rencontrer ce rabbi. Voilà les circonstances dans lesquelles ça s’est passé.
Je l’ai aperçu alors qu’il reprenait ses disciples qui cherchaient à éloigner de lui les enfants. Puis il a pris ces petits tannants sur ses genoux et les a béni. Il a même donné en exemple ces êtres insignifiants!
Comme si Dieu se souciait des tout petits, comme s’il n’avait rien de plus important à faire, surtout par les temps qui courent.
Était-ce parce que je pensais recevoir de sa part une confirmation de la justesse de mon engagement religieux? Après tout si il bénissait ainsi les enfants, à combien plus forte raison devrait-il approuver ma conduite!
Mais peut-être parce qu’au fond de moi-même, ma grande piété me laissait un étrange goût d’inachevé... et qu’il me semblait que je pourrais trouver auprès de lui ce quelque chose qui me manquait.
Toujours est-il que je suis venu moi aussi me jeter à ses pieds: « Bon maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle? »
« Pourquoi m’appelles-tu bon, m’a-t-il répondu. Personne n’est bon si ce n’est Dieu seul. »
Réponse étrange. Me reprochait-il une salutation trop flatteuse? Nos rabbis aiment pourtant les longues salutations sur les places publiques. Me reprochait de m’adresser à lui, un homme, en lui donnant un attribut divin? Ou alors oserait-il se prendre... pour Dieu et voulait-il souligner que ce titre de « bon », que j’avais utilisé pour le saluer, est précisément un attribut du Dieu d’Israel?
Et que j’aurais dû moi aussi arriver à cette conclusion... blasphématoire!
Je n’en sais rien... et il a continué:
« Tu connais les commandements: Tu ne commettras pas d’adultère; tu ne commettras pas de meurtre; tu ne commettras pas de vol; tu ne porteras pas de faux témoignage; tu ne feras de tort à personne; honore ton père et ta mère. »
Il n’avait cité que les commandements qui parlent de ma relation aux autres. Il devait donc faire partie de l’école du Rabbi Hillel, pour qui l’ensemble de la loi se résume en ce seul commandement: « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
Et Il n’avait visiblement pas remarqué... ou plutôt... il avait probablement choisi d’ignorer les longues franges au bas de mon vêtement ainsi que le large phylactère sur mon bras gauche qui tous deux soulignent mon grand attachement à cette loi de Moïse qu’il venait de citer.
Ma première réaction a été de me relever et remettre à sa place ce prétentieux, qui pensait m’apprendre ce que je connais depuis toujours. Mais en même temps, il me semblait qu’il n’avait pas tout dit. Et ce sentiment qu’il manque quelque chose à ma foi a fait que la curiosité l’a emporté. Je lui ai simplement répondu que j’avais respecté tous ces commandements dès ma jeunesse. Puis j’ai ajouté: « Que me manque-t-il encore? »
Il s’arrête, visiblement ému.
Ce qui s’est passé ensuite, et les paroles qu’il a prononcées, je m’en souviens comme si c’était hier. Et les années n’ont fait que graver plus profondément dans ma mémoire le souvenir de ces quelques instants.
J’étais encore à genoux devant lui; Il m’a fait signe de me relever. Il s’est approché de moi et a mis sa main sur mon épaule, comme on le fait pour un ami très proche. À ce moment-là, il m’a semblé qu’il était mon frère.
Il m’a regardé, longuement... Et dans ses yeux, j’ai vu briller une lumière qui semblait venir du ciel.
Et jamais, Dieu ne m’a paru aussi proche...
Il s’arrête encore, ses mains tremblent.
Puis il m’a dit d’une voix douce, mais remplie d’autorité :
« Il te manque encore une chose: vends tout ce que tu as, distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens et suis-moi. »
Il me demandait de choisir entre Dieu et l’argent... Pourquoi m’écraser avec une exigence impossible à satisfaire?
Ne comprenait-il pas que les richesses démontrent la bénédiction de Dieu? Que ce patrimoine qui m’appartient aujourd’hui, Dieu lui-même l’a confié à mes ancêtres, qui me l’ont transmis, pour qu’à mon tour je le lègue à mes enfants? Et que ce serait désobéir au Dieu d’Israël que de le dilapider sur un coup de tête?
Ne comprenait-il pas qu’avec la faiblesse actuelle d’Israël, nous avons besoin de toutes les ressources possibles, si nous voulons avoir une chance de voir avancer ce royaume qu’il semblait appeler de ses vœux?
Ne réalisait-il pas que nous avons déjà eu assez de ces messies éphémères qui rassemblent une poignée de vauriens, en leur promettant un trésor bien hypothétique... pour les amener ensuite à une mort certaine aux mains des Romains ou à la luxure de la culture grecque, ce qui ne vaut pas mieux...
Et que tout cela contribuait à affaiblir encore davantage un Israël déjà si malmené?
Sa demande était impossible à satisfaire. Je me suis détourné de lui, m’éloignant de quelques pas.
Je me suis retourné pour le regarder une dernière fois: dans ses yeux, j’ai vu cette lumière qui brillait plus que jamais, sa main était toujours tendue vers moi.
Puis j’ai fui, partant aussi vite que le permettaient mes jambes tremblantes tandis que les larmes brouillaient ma vue.
J’essayais déjà d’effacer de ma mémoire ces quelques instants où, à la joie la plus complète, à ce sentiment d’une intimité avec Dieu comme je ne l’avais jamais vécue, avait succédé le désespoir le plus profond...
Aurais-je pu agir différemment? Aurais-je dû agir différemment?
Vous qui m’écoutez, ne me jugez pas trop vite... Ce choix, vous y serez confrontés, vous aussi, tôt ou tard.
Oh bien sûr, on connaît la suite:
Comment le tumulte autour du rabbi galiléen a grandi, au point que les nôtres, pour préserver notre nation ont décidé de le sacrifier en le livrant aux Romains.
Comment Pilate, le procurateur, par crainte d’une émeute et pour préserver son statut d’ami de César, l’a condamné lui, un innocent, à la mort par crucifixion.
Comment ses disciples, dans les semaines qui ont suivi, ont proclamé partout qu’il était ressuscité. Chose curieuse: ni les nôtres, ni les Romains n’ont jamais pu montrer son corps... Cela aurait pourtant permis de calmer cette folle rumeur d’un seul coup.
Au lieu de cela, la situation a empiré. Le danger d’une intervention romaine se précisait, une intervention qui aurait signifié la fin d’Israël.
Il fallait absolument faire quelque chose pour calmer cette agitation.
Actes 6,8-8,3Nous avons donc décidé de frapper un grand coup en condamnant Étienne, l’un des leurs, à la lapidation.
J’étais là dans ses derniers instants, juste avant qu’on le pousse depuis la falaise pour qu’il vienne s’écraser sur le sol pierreux et qu’on l’achève en jetant sur lui une roche pesante.
Au dernier instant, il s’est retourné vers ses bourreaux et s’est écrié d’une voix forte: « Seigneur, ne les charge pas de ce péché! »
Et dans ses yeux brillait cette même lumière que j’avais vu briller dans ceux de son maître.
Au lieu de ramener le calme, les choses n’ont fait qu’empirer. Actes 9Au point que l’un des nôtres, Rabbi Saul, nous a abandonné pour rejoindre leurs rangs où il se fait désormais appeler Paul.
Que se serait-il passé si j’avais moi aussi adhéré à la voie?
Aurais-je pu apporter mes richesses aux pieds de ceux qui ont suivi le rabbi galiléen et qu’ils appellent désormais apôtres? Actes 4, 36-37Comme l’a fait Joseph, celui qu’ils surnomment Barnabas?
Aurais-je été capable moi aussi de face à la persécution et même à la mort?
Aurais-je pu m’embarquer avec eux sur un bateau pour proclamer jusqu’au bout du monde la bonne nouvelle d’un... messie crucifié?
Aurais-je pu moi aussi avoir dans mes yeux cette lumière que je voyais briller dans les leurs?
Je ne suis plus jeune: mes cheveux ont blanchi et mon dos s’est voûté. Je suis un vieil homme, maintenant, qui descend au séjour des morts rejoindre ses ancêtres.
Il est vrai que je suis riche et j’ai parfois l’impression que c’est la seule raison pour laquelle les gens veulent bien s’intéresser à moi. Pour dire vrai, ma fortune est devenue insipide, depuis ma rencontre avec le jeune rabbi. Cet argent n’est plus qu’un fardeau accablant, une malédiction, une prison qui me sépare de la lumière
Quant à mon nom... Ils ne s’en souviennent pas. Et je me demande si personne ne le connaîtra jamais?
Je ne suis qu’un vieillard misérable. J’ai passé ma vie à poursuivre un trésor sans valeur... Puissiez-vous ne pas faire la même erreur !