Icône, monastère Dionisiou
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Le centurion romain
Le mur infranchissable

Qu’est-ce que ça prend pour qu’un Romain, un légionnaire, un centurion par dessus le marché, appelle les Juifs « mes frères »?

Après avoir prononcé toutes ces paroles devant le peuple qui l’écoutait, Jésus entra dans Capernaüm. Un officier romain avait un esclave auquel il était très attaché et qui était malade, sur le point de mourir. Il entendit parler de Jésus et il lui envoya quelques anciens des Juifs pour lui demander de venir guérir son esclave. Ils arrivèrent vers Jésus et le supplièrent avec insistance, disant: « Il mérite que tu lui accordes cela, car il aime notre nation et c’est lui qui a fait construire notre synagogue. » Jésus partit avec eux.

Il n’était plus très loin de la maison quand l’officier envoya des amis vers lui pour lui dire: « Seigneur, ne prends pas tant de peine, car je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit. C’est aussi pour cela que je n’ai pas jugé bon d’aller en personne vers toi. Mais dis un mot et mon serviteur sera guéri. En effet, moi aussi je suis un homme soumis à des supérieurs et j’ai des soldats sous mes ordres; je dis à l’un: ‘Pars!’ et il part, à un autre: ‘Viens!’ et il vient, et à mon esclave: ‘Fais ceci!’ et il le fait. »

Lorsque Jésus entendit ces paroles, il admira l’officier et, se tournant vers la foule qui le suivait, il dit: « Je vous le dis, même en Israël je n’ai pas trouvé une aussi grande foi. » De retour à la maison, les personnes envoyées par l’officier trouvèrent l’esclave qui avait été malade en bonne santé.

Luc 7, 1 à 10

* * *

Je suis un étranger.

Vous l’avez déjà remarqué aux traits de mon visage, aux habits que je porte, à l’accent que j’ai lorsque je parle votre langue.

Pire que cela, je suis un Romain. Un légionnaire, un centurion, rattaché à la Xe légion.

Oui, cette légion qui, sous les ordres du général Pompée, a assiégé, conquis et ravagé Jérusalem, mettant fin à la dynastie hasmonéenne et à votre indépendance. Je pense que je n’ai pas besoin de vous rappeler non plus que Pompée a profité de la traîtrise d’Hyrcanus II, l’un des vôtres! Sans son aide, Jérusalem serait sans doute restée invaincue.

En un mot, je représente tout ce que vous haïssez et vous ne manquez pas une occasion de me le rappeler.

Je suis conscient aussi de l’offense que Pompée a fait subir à votre peuple. Lorsque lui, un païen, un étranger, et qui plus est le général ennemi vainqueur du peuple juif, est entré dans le lieu très saint, profanant ainsi le Temple de l’Éternel.

En un mot, je représente tout ce que vous haïssez et vous ne manquez pas une occasion de me le rappeler. Mais aujourd’hui, je vais vous raconter mon histoire, porté par l’espérance, un peu folle peut-être, que les paroles de ce rabbi ont allumée en moi lorsqu’il a dit: « Même en Israël je n’ai pas trouvé une si grande foi. »

* * *

Je suis originaire du Nord de l’Étrurie, de la région de Fiesola. C’est vrai, nous avons le « privilège » d’être à l’origine de ce qui est aujourd’hui devenu le tout puissant Empire romain, mais... cela ne veut pas dire grand chose pour notre destin individuel.

Les membres de ma famille sont des paysans misérables qui peinent à se nourrir et à passer l’hiver. 5e enfant, 3e frère, je n’avais aucune perspective d’avenir: le lopin de terre familial est déjà trop petit pour que mes 2 frères aînés puissent nourrir leurs familles correctement, donc il était inutile que je m’entête à vouloir suivre la voie de mon père.

Par contre, mon statut de citoyen m’ouvrait les portes de la légion: nourri et équipé gratuitement, mais risquant ma peau chaque jour ou presque au service de l’Empire.

Si vous survivez aux 25 ans de service, vous gagnez une belle retraite, une propriété offerte par l’empereur et... le droit de vous marier officiellement.

Si vous mourez au combat, vous mourez au moins avec les honneurs.

Si votre troupe subit la défaite ou si vous fuyez face à l’ennemi, vous mourez dans la honte, sous les coups de la bastonnade ou décimé, pour peu que le sort tombe sur vous. Ces pratiques inhumaines visent à inculquer la discipline et amènent le légionnaire à avoir plus peur de la punition qui l’attend du côté « ami » que de la menace que représente l’ennemi.

La discipline de ses soldats même face à la mort, c’est ça qui fait la force des légions de l’armée de Rome.

Et c’est nous, les centurions, qui en sommes responsables. Je vous promets que ce n’est pas agréable, mais c’est le prix à payer pour ce que nos Sénateurs appellent fièrement la Pax Romana, la paix romaine, depuis le confort de leurs luxueux palais de Rome.

* * *

J’ai passé mes 5 premières années de service en Britannia. Dans la pluie, le brouillard et un froid humide qui vous transperce peu importe le nombre de couches d’habits que vous portez.

Surtout, j’ai passé 5 ans à tenter vainement de défendre la frontière Nord de l’Empire; contre des groupes de Barbares qui connaissaient leurs forêts et leurs collines parfaitement, qui nous tendaient des embuscades pour blesser quelques uns des nôtres... puis massacrer ceux qui leurs venaient en aide.

Leurs informateurs les prévenaient du passage de nos convois de ravitaillement et, lorsque, alertés par le panache de fumée qui s’élevait, nous venions aux nouvelles, nous trouvions invariablement les hommes égorgés, les vivres pillés, les chariots incendiés; nous condamnant à chasser et à manger des baies et des racines, en espérant que le prochain convoi passerait entre les gouttes.

De notre côté, ce n’était guère mieux: nous n’hésitions pas à attaquer leurs villages, à piller leurs récoltes, à violer leurs filles. Il fallait tuer avant d’être tués nous-mêmes.

En vain tentions-nous de les mâter une bonne fois pour toute en leur faisant subire un massacre encore pire que le précédent...

Au lieu de les décourager, cela ne faisait que renforcer leur détermination à se battre pour leurs frères tués sans raison, leur terres ravagées par le feu, à venger l’honneur de leurs femmes et de leurs filles.

Cinq longues années de froid, de violences sans fin, de morts inutiles d’un côté et de l’autre, de haine qui ne faisait qu’alimenter le cercle sans fin de violence représailles... tout cela au nom de l’Empereur et pour la grandeur de Rome.

Les renforts promis n’arrivaient jamais; l’invasion qui devait permettre une victoire définitive était sans cesse repoussée; en attendant, légionnaires et barbares mourraient dans une guérilla qui n’avait aucun sens.

Après 5 ans, j’ai été retiré de ce bourbier. Ceux qui ont survécu à 5 années en Britannia sont par définition considérés pour promotion et mes bons états de services ont fait que je me suis retrouvé centurion.

De Britannia, j’ai ramené Gratius, mon aide de camp.

Un fils de paysan, comme moi. Un bon gars à qui j’ai proposé d’entrer à mon service pour raccourcir son séjour dans l’enfer de Britannia. Il a accepté immédiatement, et avec reconnaissance.

Officiellement, il est mon serviteur. En réalité, c’est un ami et même un frère: nous parlons beaucoup de Rome, de l’armée... Nous discutons de questions qu’il vaudrait mieux ne pas mentionner plus haut dans la hiérarchie.

Bref, je me suis retrouvé centurion, flanqué de Gratius, stationné à Capernaüm avec ma troupe.

* * *

Oh, le contraste entre la Palestine et Britannia est total: ce n’est pas pour rien que l’Écriture parle de ce lieu comme d’une terre où coulent le lait et le miel.

Déjà, le soleil brille la grande majorité de l’année et sa chaleur réchauffe nos corps et nos coeurs. Les pluies, tièdes, ne tombent que ce qu’il est nécessaire pour fertiliser le sol.

Les collines autour de Capernaüm sont verdoyantes, couvertes de vignes, d’oliviers au feuillage argenté ou de pâtures pour le bétail. Au centre, le bleu profond du Lac de Galilée scintille comme un joyau dans son écrin.

Les barques sillonnent le lac, leurs voiles claquent au vent et répondent à la blancheur éclatante des maisons éparpillés sur les rives.

Tout cela dégage une atmosphère douce, sereine, paisible... Il y a comme un avant-goût de ce shalom, de cette paix et de cette harmonie universelle à laquelle vous aspirez.

Croyez-moi, après l’enfer de Britannia, être assigné en Palestine, c’est un vrai cadeau.

Oh, je suis bien conscient que, sous son apparence paisible, le Lac peut subire des tempêtes aussi soudaines que violentes... et je sais bien que, sous votre apparence paisible se cache aussi une soif de liberté, un désir de révolte, une envie brûlante de vous débarrasser du joug que nous, Romains, imposons à Israël.

Je suis bien conscient de tout cela... et d’ailleurs, vous ne manquez pas une occasion de nous le rappeler.

Mais ce qui nous a le plus frappés, Gratius et moi, à notre arrivée en Palestine, c’est votre religion. Nous en avons parlé des nuits entières, à la lumière vacillante d’une lampe à huile. Nous avons cherché à comprendre et, constamment, nous avons été étonnés, surpris, et souvent émerveillés par ce que nous découvrions.

Vous comprenez, nos dieux romains sont une gang, un clan qui habitent sur l’Olympe. Même si ils sont mariés les uns aux autres et font officiellement partie d’une seule grande famille... cela ne les empêche pas pour autant de se trahir, de se venger les uns des autres, de coucher à gauche à droite, d’être jaloux, irascibles, colériques.

Ils sont à la fois très loin des humains: ils résident sur leur montagne sacrée et se nourrissent de nectar... Ils sont aussi très proches de nous par leur caractère bien imparfait.

Il semble que leur seul intérêt pour les humains se résume à coucher avec une belle mortelle, laissant derrière eux toute une ribambelle de demi-dieux.

Chaque dieu a sa spécialité et chaque région, chaque cité, chaque famille même, choisit son dieu principal.

Dans l’armée, évidemment, nous sommes des adorateurs du dieu Mars, le dieu de la guerre. C’est d’ailleurs l’un des points dont nous avons le plus discuté avec Gratius: pourquoi célébrer la guerre, la violence et la mort?

Au nom du dieu Mars, l’Empire se doit de conquérir de nouveaux territoires et de repousser encore et toujours ses frontières.

Le sang qui coule à flot en Britannia... ces vies innocentes massacrées sans raison ou presque... tout cela au nom du dieu Mars? Non... Trois fois non... Mille fois non!

Évidemment, il y a d’autres dieux... tiens Baccus en est un autre que les soldats aiment bien. Le dieu du vin et du party... Je veux bien, mais le party a souvent un goût amer le lendemain matin et surtout... il me semble que Baccus est le moyen d’oublier Mars. On cherche à noyer les horreurs de la guerre dans le vin du party.

Et que dire d’Éros, le dieu de l’amour ou de Vesta, la déesse du foyer... à des légionnaires qui n’ont pas le droit de se marier avant que leurs 25 années de service ne soient terminées?

Il fait une pause, pour se donner le temps de réfléchir.

Il reste, évidemment, un dieu, un autre dieu, un dernier dieu... celui qui unit (ou qui tente de maintenir l’unité) de tout l’Empire romain.

Et là, je vais vous demander d’être discrets parce que je risque gros si vous allez répéter ce que je vais vous dire à mon supérieur.

Ça nous a pris des années à oser aborder le sujet, Gratius et moi.

Je m’en souviens comme si c’était hier, même si ça doit faire presque 5 ans maintenant, lorsque la révolte des Zélotes battait de son plein.

Nous avions passé une journée à patrouiller dans les environs et... nous sommes tombés dans une embuscade. Ils nous attendaient, nombreux, au détour d’une colline sur la route de Sepphoris.

L’un d’eux a jeté quelques roches derrière nous, nous nous sommes arrêtés pour voir ce qui se passait... et pendant ce temps, ils se sont déployés devant et derrière nous; on s’est retrouvé pris en tenaille... Un truc vieux comme le monde et contre lequel il n’y a malheureusement pas grand-chose d’autre à faire que de vendre chèrement sa peau.

Sauf que des légionnaires bien entraînés, face à une poignée de paysans armés de gourdins, même assoiffés de liberté... vos pauvres compatriotes juifs n’ont pas fait le poids. Plusieurs sont morts et les trois que nous avons capturés vivants ont été immédiatement condamnés à la crucifixion.

Crespus, l’un des nôtres, est mort aussi... il s’est laissé attirer hors de notre groupe et s’est retrouvé seul, isolé, vulnérable.

Moi-même, je m’en suis sorti avec un bras cassé - un coup de bâton de leur chef. Affaibli et en douleur, j’aurais probablement été le 2e mort côté romain si Gratius ne m’avait pas protégé. Il s’est jeté entre moi et mon assaillant pour parer ses coups et sauver ma peau.

Toujours la violence, toujours la souffrance, toujours, la mort... toujours ce cercle vicieux de la vengeance, du sang qui appelle le sang.

Ce soir-là, lorsque mes douleurs se sont peu à peu calmées, lorsque tous les autres étaient couchées et dormaient profondément, Gratius et moi, nous avons osé aborder le sujet. Comme si ce dernier incident était la goutte qui avait fait déborder le vase, comme si nous étions maintenant devenu frères et que les liens du sang étaient désormais plus serrés que ceux de la hiérarchie.

Bref, nous avons parlé du culte à l’empereur.

Auguste, proclamé dieu par le sénat après sa mort.

Auguste, celui auquel tout l’Empire doit allégeance.

Mais quel dieu?
Un dieu au nom duquel du sang innocent est versé?
Un homme qui devient dieu après sa mort?

Un nouveau dieu pour renforcer l’unité de l’Empire. Un dieu commun à tous les Romains, au delà des peuples et des territoires.

Mais quel dieu? Un dieu au nom duquel les massacres de Britannia ont commencé? Un dieu au nom duquel du sang innocent est versé aux quatre coins de l’Empire? Un dieu à qui des peuples innombrables devraient se soumettre sous peine de mort?

Un homme qui devient dieu après sa mort?

Gratius et moi, nous avons parlé toute la nuit... décidément, l’Empire romain, son armée et sa religion ne nous satisfont pas.

* * *

En même temps, nous découvrions le Dieu d’Israël, votre Dieu... Le contraste avec la religion romaine est total. Je ne sais pas si vous réalisez, vous autres, Juifs, combien votre Dieu et votre religion sont particuliers, différents de tous les autres, uniques.

Déjà, vos Écritures commencent en parlant des origines de l’univers; comparez cela au récit de Remus et Romulus qui limite notre horizon à la création de Rome et aux origines de l’Empire.

Ensuite, et surtout, là où nos dieux sont proches des hommes par leurs mauvais penchants et loin d’eux par leur indifférence... votre Dieu est exactement l’inverse: il est infiniment loin de nous par sa perfection, sa justice, sa bonté parfaite, son amour, sa puissance... ce que vous appelez sa sainteté.

En même temps, ce Dieu-là est infiniment proche des hommes. Là où nos dieux ne s’intéressent qu’à coucher avec des mortelles, l’Éternel fait alliance un homme. Il choisit Abraham et s’engage envers lui: d’Abraham sortira le peuple d’Israël qui habitera la terre de Canaan. Abraham deviendra même une bénédiction pour toutes les nations...

Des siècles plus tard, fidèle à cette promesse, Dieu libère son peuple d’Égypte, de l’oppression de Pharaon. Il lui donne sa propre loi pour lui enseigner comment vivre en harmonie avec son Dieu, les uns avec les autres et sur sa terre - cette terre promise dans laquelle Dieu va conduire son peuple.

Dieu va prendre soin d’Israël au travers des hauts et des bas, allant jusqu’à lui préparer un roi, David, un homme selon le coeur de Dieu lui-même. Quel contraste avec nos empereurs!

Durant des siècles, ce Dieu va parler à son peuple encore et encore, le supplier par la bouche des prophètes de revenir à lui, de ne pas abandonner cette relation à laquelle il l’invite.

Et même face à la désobéissance d’Israël, face à l’exil, Dieu n’abandonne pas son peuple; l’Éternel ramène un reste en Palestine, en les laissant reconstruire le temple... ce temple que nous avons profané.

Je sais que vous connaissez toute cette histoire mieux que moi, mais j’aimerais que vous réalisiez combien elle est extraordinaire, combien elle est irrésistible à mes yeux, moi, un centurion romain qui pourtant ai été entrainé durant ma vie entière à haïr les ennemis de Rome et à mépriser leurs croyances.

Je comprends Ruth qui a dit à Naomi « Ton Dieu sera mon Dieu »Ruth 1, 16 alors même qu’il semblait que la situation de Naomi était catastrophique et que les perspectives de Ruth, une femme étrangère, à Bethlehem étaient nulles... et pourtant, cette même Ruth est devenue l’arrière-grand-mère du roi David.Ruth 4, 18-22

Est-ce que vous réalisez combien ces récits sont uniques, extraordinaires?

Gratius et moi, nous avons été fascinés par tout ce que nous avons découvert de la religion juive.

Nous étions comme des linges jetés dans l’eau qui absorbent tout ce qu’ils peuvent, comme des abeilles irrésistiblement attirées par le miel.

En fait, nous avions tellement soif d’en apprendre plus que nous avons mis tout notre argent en commun et nous avons organisé une collecte pour bâtir une synagogue...

Nous nous disions que le meilleur moyen d’être enseigné était d’être les patrons, les bienfaiteurs de votre communauté: cela nous permettrait d’avoir accès au rabbi, à son enseignement, d’apprendre à lire la Torah dans votre langue, de la comprendre mieux et, surtout, d’en découvrir toujours davantage sur le Dieu d’Israël...

À cause de mon origine, je suis impur, exclu de la relation au Dieu d’Israël. Je suis étranger aux promesses de Dieu...

Et en même temps, nous nous heurtons toujours à ce mur infranchissable: nous sommes Romains, les ennemis, les occupants, les profanateurs du Temple... Un Juif pieux ne nous adressera pas la parole, ne partagera pas un repas avec nous, n’entrera même pas dans ma maison.

À cause de mon origine, à cause de ma citoyenneté, à cause de ma profession, je suis impur, exclu de la relation au Dieu d’Israël, de l’appartenance à son peuple. Je suis étranger aux promesses de Dieu... et vous ne manquez pas une occasion de me le rappeler.

* * *

Et puis, il y a quelques jours, Gratius est tombé malade. Vraiment malade. Une fièvre qui l’a pris d’un coup... il ne pouvait plus se lever, il grelottait malgré la chaleur de l’été et les couvertures que nous empilions sur lui.

Le médecin de la garnison, lorsqu’il l’a examiné, avait le visage de celui qui ne sait pas comment dire qu’il n’a aucune idée de ce qui se passe, ni de solution pour améliorer la situation.

J’ai fait venir le meilleur médecin de la Galilée depuis Sepphoris, pour voir s’il pouvait faire quelque chose pour Gratius. Il a au moins eu l’honnêteté de me dire que la médecine est bien impuissante face à ce genre de cas et que le mieux que j’avais à faire était de m’en remettre à Dieu... ou à mes dieux, a-t-il ajouté en se rappelant tout d’un coup qu’il était chez un Romain.

Si Gratius devait mourir... c’est mon aide de camp, mon serviteur. Mais il représente bien plus à mes yeux: c’est un ami, un compagnon d’armes, un frère. Plusieurs fois, l’un a sauvé la vie de l’autre. Nous avons passé ensemble des années dans l’enfer de Britannia et nous nous en sommes sortis ensemble. Surtout, nous avons questionné ensemble Rome, son Empire, son armée et sa religion et nous avons découvert ensemble, ici à Capernaüm, tout la richesse de la religion juive et la splendeur du Dieu d’Israël.

Perdre Gratius, c’est perdre un frère, c’est voir une partie de moi-même être arrachée.

C’est le médecin qui m’a parlé de Jésus. Il ne l’avait jamais rencontré, mais il en avait entendu parler. Surtout, il avait entendu dire qu’il opérait des prodiges, des guérisons en particulier, que nul autre n’a jamais faites et que les médecins ne savent pas comment expliquer.

Certains d’ailleurs, murmurent que Jésus pourrait être le Messie envoyé par Dieu pour libérer le peuple juif. Mettons que si c’est le cas, nous autres, les Romains, allons rapidement avoir affaire à lui... mais en attendant, ce Jésus est probablement le meilleur espoir si quelque chose peut être fait pour Gratius.

Évidemment, être romain complique beaucoup ce genre de situation: un rabbi ne va jamais entrer dans ma maison et Gratius, dans l’état où il est, n’est pas transportable.

Bref, j’ai été voir le rabbi de ma synagogue et vu que c’est moi qui ai financé la construction, il est bien obligé de me faire une faveur quand je la lui demande... Il a accepté d’envoyé quelques anciens en délégation auprès de Jésus pour lui demander de venir en aide à Gratius.

De mon côté, j’ai ajouté Quintus à la délégation, un de mes meilleurs soldats, mais surtout, un gars qui peut courir vite et longtemps. Je lui ai demandé d’accompagner les anciens et de revenir avec des nouvelles aussi vite que possible... Gratius est mourant et Jésus est son dernier espoir.

Quintus est revenu un peu plus tard, porteur de bonnes nouvelles: Jésus était en chemin pour venir guérir Gratius.

Et puis, d‘un coup, cette réalité m’a frappé: si Jésus est vraiment celui que le médecin m’a décrit, celui qui fait des miracles et des guérisons prodigieuses. S’il est l’envoyé de Dieu, du Dieu d’Israël, le Dieu qui a créé l’univers et tout ce qu’il contient. Le Dieu qui s’intéresse aux hommes et en particulier au peuple juif, le Dieu qui a fait alliance avec Abraham, qui a placé David sur le trône... alors... alors Jésus n’a qu’un mot à dire et Gratius sera guéri.

Si l’Empereur peut envoyer des milliers d’hommes à la mort par une de ses paroles, Jésus peut certainement en ramener un à la vie par une des siennes.

Et puis, la discipline, donner des ordres et être obéi, nous autres, les centurions, c’est un peu notre spécialité.

Du coup, j’ai renvoyé une autre délégation à la rencontre de Jésus avec ce message:

« Seigneur, ne prends pas tant de peine, car je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit. C’est aussi pour cela que je n’ai pas jugé bon d’aller en personne vers toi. Mais dis un mot et mon serviteur sera guéri. En effet, moi aussi je suis un homme soumis à des supérieurs et j’ai des soldats sous mes ordres; je dis à l’un: ‘Pars!’ et il part, à un autre: ‘Viens!’ et il vient, et à mon esclave: ‘Fais ceci!’ et il le fait. »

* * *

Deux choses se sont passées à l’instant où ces paroles ont été dites à Jésus.

D’abord, Gratius a été guéri. Totalement, instantanément et à distance - un miracle extraordinaire, surtout en se rappelant des paroles du médecin! Gratius qui grelottait, inconscient sous ses couvertures les a rejetées d’un coup. Il s’est levé en pleine forme et a commencé à manger et boire pour reprendre des forces - et je vous promets que quand Gratius commence à manger sérieusement, la cuisine a intérêt d’avoir des réserves!

L’autre chose, tout aussi extraordinaire et que j’ai apprise un peu plus tard, ce sont les paroles de Jésus que je vous ai mentionnées tantôt. Il a dit: « Même en Israël je n’ai pas trouvé une aussi grande foi. »

Je ne sais pas si vous allez l’accepter, mais voilà comment je comprends cette parole: en gros, Jésus vient de comparer un Romain à un Israélite - et la comparaison est favorable au Romain!

Si je comprends bien cela, Jésus vient de dire que le mur infranchissable contre lequel Gratius et moi nous nous sommes cognés depuis tant d’années, ce mur vient de disparaître d’un coup. Les païens, et qui plus est, les Romains, un légionnaire, un centurion, par dessus le marché, ont aussi accès au Dieu d’Israël.

C’est donc bien vrai qu’en Abraham toutes les nations de la terre seront bénies... Ruth n’est que la représentante de tant d’étrangers qui seront accueillis par le Dieu d’Israël.

Et ce n’est pas tout: celui qui dit cela, c’est Jésus. Lui dont la parole est suivie d’effet - elle a guérit Gratius, instantanément et à distance, d’une maladie qui laissait impuissant le meilleur médecin de la province.

Si la Parole de Jésus est assez puissante pour guérir Gratius, elle doit être assez puissante aussi pour détruire ce mur de séparation entre Juifs et Païens. Hier, nous étions ennemis. Aujourd’hui, à cause de Jésus, nous sommes devenus amis, et même frères... et je ne manquerai pas une occasion de vous le rappeler!